Innovation Technologique

L’intelligence artificielle va-t-elle réellement améliorer notre système de santé ?

L’intelligence artificielle va-t-elle réellement améliorer notre système de santé ?

Depuis la création du premier algorithme Transformer en 2017, ouvrant la voie à l’intelligence artificielle générative (IAg), les innovations de l’IA se succèdent à un rythme étourdissant, notamment dans le domaine de la médecine. Le potentiel de cette technologie est immense et fait rêver l’ensemble des acteurs de santé, malgré les risques et les peurs que toute technologie nouvelle suscite.

Plus de 700 articles ont été publiés en 2024 sur PUBMED sur le sujet de l’IAg. Les résultats démontrent un potentiel majeur pour améliorer la qualité du diagnostic, des protocoles de soins, le suivi des patients ou encore identifier de nouvelles pistes thérapeutiques.

La démonstration de l’intérêt étant largement faite, quand peut-on espérer voir cette technologie être utilisée réellement dans la pratique quotidienne et dans quelles conditions ?

La mammographie, l’une des plus anciennes utilisations de l’IA en santé

Les premières utilisations pratiques de réseaux de neurones (deep learning) en santé remontent à une dizaine d’années, notamment dans le domaine de la mammographie1. Depuis, les innovations dans cette discipline se sont régulièrement succédées, permettant d’envisager l’intégration officielle de l’IA dans le flux de travail de chaque radiologue spécialisé dans le dépistage du cancer du sein2.

Même si ce n’est pas une règle générale, il est courant d’avoir un cycle d’une quinzaine d’années pour l’adoption massive d’une nouvelle technologie (internet, smartphone, deep learning). Cela signifie que l’on est probablement proche d’un déploiement généralisé dans le cas de la mammographie.

Le début des tests à grande échelle, prélude à l’adoption généralisée

Un second argument en faveur d’une adoption généralisée est donné par une étude (MASAI3) à grande échelle publiée dans le LANCET en 2023 par la Suède. Elle avait pour objectif de tester un usage de l’IA à grande échelle en radiographie. L’intérêt de cette étude a été de comparer l’impact de l’IA sur le travail quotidien entre un groupe de contrôle de 2 radiologues humains et celui composé d’un radiologue humain assisté par une IA. Le test a été conduit pendant plus d’un an auprès de 80 000 femmes pour le dépistage du cancer du sein. Le résultat est sans appel. Pour une qualité de résultat équivalente des 2 groupes, l’IA a permis de réduire de plus de 40% la charge de travail du radiologue « augmenté » par rapport à celle de ses confrères de l’autre groupe. Même si la performance à long terme de l’IA restera à valider pendant plusieurs années, des résultats de ce type sont régulièrement confirmés par d’autres études4.

Compte tenu de ces développements, il est désormais probable que l’IA sera intégrée définitivement à la mammographie d’ici moins de 5 ans. Selon THERAPIXEL, déjà 10% des centres radiologiques français utilisent l’IA dans leur flux de travail.

Techniquement, les solutions sont prêtes et les professionnels de santé sont convaincus de l’intérêt. Il reste désormais un long travail sociétal et légal à mener en France et en Europe pour que cela devienne une réalité quotidienne.

Les études à grande échelle se développent dans de nombreux domaines

Dans le domaine des pathologies musculosquelettiques chroniques, des résultats similaires ont été fournis. Une étude5 portant sur une cohorte de plus de 30 000 patients (avec un groupe de contrôle) a montré qu’il était possible d’augmenter le nombre de patients suivis par un seul kinésithérapeute grâce à une IA et ce, sans dégrader la qualité des soins apportés (réduction de la douleur, de l’anxiété, et de la dépression), la satisfaction du patient, son observance du protocole ou encore la sécurité.

En chirurgie ophtalmique, une étude6 portant sur 37 000 chirurgies a démontré des résultats similaires entre un groupe utilisant l’IA et un groupe de contrôle en termes d’augmentation de la qualité des soins et d’économie financière réalisée. Ce qui est plus intéressant, c’est le fait que cette étude a également souligné le besoin d’un mécanisme de contrôle continu pour alerter sur des fluctuations de qualité au cours du temps. Au même titre que les professionnels de santé suivent des formations continues tout au long de leur carrière, un mécanisme devra être mis en place pour détecter tout défaut de qualité et envoyer l’IA responsable en formation continue, c’est-à-dire dans un cycle de réentraînement de son modèle. Il est même probable que l’IA sera capable de juger seule son besoin de réentraînement et de planifier sa séance de reformation, ce qui pose la question de l’étape de contrôle à réserver aux humains.

Au-delà des professionnels de santé, les patients sont également prêts et de plus en plus convaincus des bénéfices de l’IA pour leur santé. L’intérêt de l’utilisation d’un chatbot IA comme interlocuteur et coach pour des questions médicales est déjà démontré par de nombreuses études. L’une d’elle7 a mesuré l’acceptabilité de cette technologie auprès de plus de 13 000 patients venant de 74 structures de santé différentes. Même s’il existe des différences typiques courantes d’acceptation en fonction de l’âge, du genre ou de l’état de santé, plus de la majorité des participants (57.6%) ont eu une opinion favorable de l’IA utilisée. Encore plus intéressant, une seconde étude8 publiée en 2025, impliquant près de 6 000 patients a même observé une amélioration de la perception du ratio bénéfice / risque de l’IA au fur et à mesure de son utilisation au quotidien. Cela tend à penser que dans les prochaines années, l’interlocuteur de santé principal d’une majorité de patients ne sera pas un humain.

De manière plus étonnante encore, certaines études suggèrent la possibilité d’utiliser une IA dans le cadre de consultations psychiatriques. Les applications de chatbot IA à des fins de coach psychologique pullulent depuis quelques années. Cela est dû à plusieurs facteurs : une grande facilité de mise en œuvre numérique, une habitude bien ancrée d’échanger via une machine sur les réseaux sociaux et un déficit chronique de professionnels de santé, un peu partout dans le monde. Dans une étude observationnelle9 (qui manque de robustesse compte tenu de l’absence de groupe de contrôle et d’une durée courte), réalisée pour l’application YOUPER (une application de coaching comportemental utilisé par plus de 2 millions de personnes10) auprès de 4 000 utilisateurs, des bénéfices thérapeutiques (anxiété, dépression) sont effectivement observés. Plus étonnant encore, une autre étude11 portant sur plus de 1 000 utilisateurs de l’application WYSA (une plateforme de soutien à la santé mentale, utilisée par plus de 5 millions de personnes12) soutient l’idée qu’une « alliance thérapeutique » s’établit rapidement entre un agent conversationnel et un patient. Avec intérêt ou effroi, selon le prisme choisi, on constate que le cerveau humain, de par sa très grande plasticité fonctionnelle, est tout à fait disposé à interagir avec une IA pour sa santé, et qu’il est très vite prêt à lui faire confiance.

Les prochaines étapes d’intégration de l’IA dans les flux opérationnels en santé

Aujourd’hui, au-delà du cadre éthique et légal qui n’est pas défini, au moins trois limites restent à dépasser pour un déploiement à grande échelle.

Un protocole de contrôle en continu fiable doit être associé à chaque IA déployée. Plusieurs mécanismes sont envisageables : boucle de rétroaction (ajustement en continu), redondance (plusieurs systèmes en parallèle), supervision humaine (human- in-the-loop), traçabilité des actions ou encore déclenchement d’alertes. Toutes ces pistes de travail sont étudiées aujourd’hui. Un trio composé de supervision humaine (pour la responsabilité), redondance (pour la sécurité) et détection en continu de dérives (pour l’adaptabilité) semble être la combinaison robuste qu’il faudra mettre en place. De tels protocoles existent déjà dans d’autres domaines comme celui de la maintenance aéronautique ou de la cyber sécurité et leur transposition à la santé est tout à fait possible. Cette limite peut donc être franchie aujourd’hui.

L’évolution du rôle des professionnels de santé est indispensable pour ne pas les transformer en simple validateurs passifs. Au-delà des formations sur l’IA elle-même, il est possible que le rôle de l’humain évolue vers beaucoup plus de simulation comme c’est déjà le cas pour des pilotes d’avion ou des militaires. Les avions sont déjà capables de voler sans pilote depuis quelques années. Mais grâce à la simulation, les humains ont conservé leur rôle et leurs compétences à l’intérieur de l’avion. Les simulations vont permettre aux professionnels de santé de maintenir leur compétence clinique face à l’IA, apprendre à travailler avec, évaluer les limites de l’IA et se former aux interactions homme/machine (répartition des tâches, de la charge cognitive, etc.). Cette seconde limite peut également être franchie aujourd’hui. Cela nécessite également de passer les réticences et interrogations encore nombreuses des professionnels de santé. Une étude13 réalisée par JIM auprès de plus de 1 000 médecins français montre que 44% sont enthousiastes et 36 % expriment des appréhensions. La moitié pense de toute façon être mal informé sur ce sujet, une proportion qui semble être similaire dans d’autres pays européens14.

L’intégration opérationnelle dans les outils et les organisations actuelles. C’est de loin la limite la plus difficile à franchir aujourd’hui. Les structures de soins s’appuient sur des « léviathans » informatiques construits depuis des dizaines d’années, vieillissants, fragmentés et donc très complexes à faire évoluer. Pour des questions d’organisation et de sécurité, les données de ces systèmes sont très peu accessibles, ce qui rend l’utilisation pratique de l’IA dans la clinique impossible aujourd’hui. Problème régulièrement mentionné, il est peu probable qu’il soit adressé par les structures de santé, par manque de volonté, de compréhension ou d’informaticiens disponibles.

L’alternative qui se profile est plutôt la fourniture progressive par chaque patient de ses données de santé à un système moderne, boosté à l’IA et non géré par une structure de soins. C’est le patient qui va réussir, grâce à son « docteur IA », à connecter ensemble tous les professionnels de santé (spécialiste, généraliste, pharmacien) de son parcours de soins. Il réalisera ainsi le vieux souhait de coordonner les soins entre la ville à l’hôpital, entre le spécialiste et le généraliste, souhait jamais réalisé jusqu’à maintenant. Si cette vision se réalise, il est à espérer que le système choisi et mis en place par les patients soit européen et fonctionne donc en respectant cette législation…

Il est temps de passer à l’échelle

En synthèse, les démonstration concrètes vont continuer à s’accumuler sur le bénéfice de l’IA dans la pratique médicale quotidienne (augmentation des détections de pathologies, fiabilisation des diagnostics, accélération de la prise en charge). Les études à grande échelle vont se multiplier. Les limites organisationnelles, techniques, juridiques, sociétales et de contrôle vont être dépassées d’ici moins de 5 ans, permettant une large adoption par le secteur de la santé. Une adoption massive de l’IA en santé va permettre de maintenir le très haut niveau actuel de qualité des soins en Europe, tout en libérant du temps aux professionnels de santé. Une partie significative de ce temps sera consacrée à une augmentation de la formation continue (pour les pilotes d’avion, cela correspond à une heure par semaine en moyenne), une autre à la supervision de l’IA, et le reste à du temps supplémentaire accordé à des tâches existantes.

Pour éviter de laisser cette transformation se dérouler sous nos yeux uniquement grâce à des acteurs non européens, il est plus que temps que le vieux continent s’attaque sérieusement au déploiement de l’IA dans notre système de santé.

 

Antoine Dubois, Associé-Fondateur, Atawao Healthcare

 

[1] Large scale deep learning for computer aided detection of mammographic lesions, ELSEVIER, 2016

[2] Évaluation de la performance et de la place de la mammographie par tomosynthèse dans le programme national de dépistage organisé du cancer du sein, HAS, 2023

[3] Artificial intelligence-supported screen reading versus standard double reading in the Mammography Screening with Artificial Intelligence trial (MASAI): a clinical safety analysis of a randomised, controlled, non-inferiority, single-blinded, screening accuracy study, LANCET, 2023

[4] par exemple « Screening Mammography and Artificial Intelligence: A Comprehensive Systematic Review », CUREUS, 2025.

[5] Applying AI to Safely and Effectively Scale Care to Address Chronic MSK Conditions, Journal of clinical medicine, 2024

[6] Large-scale observational study of AI-based patient and surgical material verification system in ophthalmology: real-world evaluation in 37 529 cases, BMJ, 2024

[7] Multinational attitudes towards AI in healthcare and diagnostics among hospital patients, medrxiv, 2024

[8] Changes in public perception of AI in healthcare after exposure to ChatGPT, medrxiv, 2025

[9] Acceptability and Effectiveness of Artificial Intelligence Therapy for Anxiety and Depression (Youper): Longitudinal Observational Study,JMIR Publications, 2021

[10] www.choosingtherapy.com/youper-app-review

[11] Evaluating the Therapeutic Alliance With a Free-Text CBT Conversational Agent (Wysa): A Mixed-Methods Study, Frontiers, 2022

[12] www.wysa.com

[13] Ce que les médecins pensent de l’IA, JIM, 2024

[14] Attitudes And Expectations Toward Artificial Intelligence Among Swiss Primary Care Physicians, medrxiv, 2024

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